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7 janvier 2015 3 07 /01 /janvier /2015 09:52


Les Meurtriers ont-ils le droit de s'exprimer ? Dans le cas de Mumia Abu-Jamal, la Pennsylvanie répond non.

par Beth SCHWARTZAPFEL (*)

C'est un court discours pour une remise de diplômes - moins de 11 minutes - où sont évoqués l'écologie, les changements de société, les valeurs universitaires... Mais du jour où le discours pré-enregistré de Mumia Abu-Jamal est rendu public, le 5 octobre à l'université de Goddard-Vermont, on assiste à une explosion de rage en Pennsylvanie, où Abu-Jamal purge une peine de prison à vie pour le meurtre d'un policier en 1981. Dès le lendemain de la diffusion du discours, les élus de Pennsylvanie proposent un additif au « Crime Victims Act », appelé « Revictimization Relief », destiné à restreindre les propos qui pourraient provoquer « un accroissement temporaire ou permanent de stress mental » chez les proches de victimes de meurtres. Maureen Faulkner, veuve du policier assassiné, « souffre de la funeste renommée du meurtrier de son mari, emprisonné depuis de nombreuses années ... Avec ses livres, ses chroniques radio, et récemment son discours public, ce meurtrier sans remords a dépassé les limites ». Tels sont les propos tenus par Maureen Faulkner lors de la signature de la loi par le gouverneur Tom Corbett .

Selon cette nouvelle législation, toute personne qui se dit victime « d'une souffrance consécutive à un crime » peut porter plainte auprès d'un juge et lui demander d'interdire « un comportement qui perpétue les conséquences du crime ». Selon la loi de Pennsylvanie, une « souffrance consécutive à un crime » s'applique à toute personne blessée ou tuée mais aussi victime d'un vol ou de blessures consécutives à une conduite à risque ». En fait, cela permet à la victime ou son représentant de saisir le juge pour tout acte qu'ils estiment être « une souffrance supplémentaire », et ce quel que soit l'acte commis ; au juge de décider ensuite », dit le député Mike Vereb, qui a défendu cette loi. Le juge peut donc décider de « compensations appropriées », ce qui peut inclure une interdiction de s'exprimer publiquement et le versement de dommages et intérêts.
Mais la définition de ces « compensations » est si vague qu'elle a suscité une nouvelle explosion de colère - cette fois de la part des associations de défense des droits de l'homme, des juristes et des défenseurs du 1er Amendement. « C'est une violation flagrante du 1er Amendement » dit Burton Caine, spécialiste de la Constitution, professeur de droit à Temple University. Il se dit confiant dans le fait que les Cours fédérales vont abroger cette loi car elle est « contraire à la liberté d'expression ».

L'ACLU of Pennsylvania (équivalent de la Ligue des Droits de l’Homme en France) envisage de déposer un recours auprès de la justice fédérale pour bloquer l'application de cette loi.
Le Pittsburgh based Abolitionist Law Center, l'a déjà fait, au nom d'Abu-Jamal. « C'est un cas classique et il est vraiment très, très rare que la Cour Suprême valide ce type de loi » dit Sara Rose, avocate pour l’ACLU.

Les recours de condamnés à mort sont toujours suivis avec beaucoup d'intérêt mais dans le cas d'Abu-Jamal, ancienne Panthère Noire et journaliste engagé, les
Passions sont exacerbées. En début d'année, la décision du Président Barack Obama de nommer Debo Adegbile à la tête du département des Droits Civiques au Ministère de la Justice a été rejetée suite à l'allégation qu'il a travaillé brièvement avec l'équipe de défense d'Abu-Jamal, en qualité de Directeur de la NACCP.
Les années 70 sont une période de fortes tensions raciales entre la police de Philadelphie, presque exclusivement blanche, et les quartiers noirs. La police a fait l'objet de plusieurs enquêtes pour corruption et violences physiques et Abu-Jamal a appartenu à un groupe entretenant des relations très tendues avec la police. Quand Abu-Jamal est condamné pour le meurtre de Faulkner, suite à un contrôle routier qui a dégénéré, son procès et sa condamnation à mort deviennent un cas emblématique. Pour les partisans d'Abu-Jamal c'est un exemple du racisme du système judiciaire. Pour la police et ses partisans la campagne de soutien internationale pour défendre Abu-Jamal est un exemple du mépris des lois et un manque de respect envers les policiers qui risquent leur vie. Abu-Jamal a toujours clamé son innocence, les preuves à charge produites sont contestables et il est évident que le racisme ambiant a jeté le doute sur l'issue du procès. Il vient de passer près de 30 ans dans le couloir de la mort jusqu'à ce qu'une Cour fédérale reconnaisse que les instructions données aux jurés pour le choix de la sentence étaient erronées ; sa peine a été commuée à la prison à vie en 2011.

Ses nombreux écrits et son engagement, bien qu'incarcéré, en ont fait une « cause célèbre », une situation qui a choqué les familles de victimes. La nouvelle loi ne cite pas Abu-Jamal, mais c'est bien lui qui est ciblé. Si le discours avait été écrit par un autre prisonnier, dit Terry Madonna, Professeur de Droit Public à Franklin & Marshall College, cette loi n'aurait pas été votée en l'état. La mort de Faulkner reste en effet « un sujet très sensible ». Dix jours après le discours d'Abu-Jamal, la nouvelle loi est adoptée à l'unanimité au Sénat et avec une très faible opposition à la Chambre des Députés. Cinq jours plus tard le Gouverneur Corbett la ratifie, au coin de Locust et de la 13ème rue à Philadelphie, l'endroit même où Daniel Faulkner a été tué en 1981. Et la cérémonie a lieu juste un mois avant les élections de novembre, organisée par un Gouverneur se battant pour être réélu mais qui finalement perdra son mandat avec 10 points de retard sur le Démocrate Tom Wolf. « Un droit constitutionnel négligé depuis trop longtemps est celui du droit des victimes à obtenir compensation au civil » dit Corbett en signant la loi.

Cependant, même ceux qui n'ont pas de sympathie pour Abu-Jamal, disent que cette loi va trop loin. Stu Bykofsky, journaliste au Philadelphia Daily News, celui qui a qualifié les supporters de Mumia de « Mumidiots » a écrit : « priver un prisonnier de tous ses droits fait fantasmer ceux qui rêvent de vengeance mais c'est la loi du goulag, pas celle de l'Amérique ».
L'éditeur de Central Pennsylvania Patriot-News ajoute : « dans un monde parfait Mumia devrait purger sa peine de prison à vie dans un anonymat conforme à sa situation » ; néanmoins il conclut que Maureen Faulkner « n'a pas le droit de jouer le rôle de censeur-à-vie de Mumia » et que « certains proches de victimes de meurtres atroces resteront dans un état de souffrance mentale aussi longtemps que la personne qui a commis ce crime est en vie et respire encore ». Est-ce que « respirer » défini comme « conduite » peut permettre de saisir le juge ?
Sara Rose, avocate d’ACLU, dit que condamner tout le monde au silence « va non seulement priver les gens de parler mais cela empêchera aussi d'entendre ce qu'ils ont à dire ». Elle cite le cas de ceux qui sont condamnés à tort et qui auront peur de parler à des journalistes ou d'attirer l'attention du public sur leur situation car les cris d'innocence sont toujours pénibles pour les familles de victimes. Puisque la loi utilise le mot « accusé » cela pourrait aussi s'appliquer à quelqu'un qui n'est plus en prison ... Beaucoup de gens, quand ils ont purgé leur peine, deviennent des membres actifs de la communauté et ils militent dans des groupes et des associations qui essaient de protéger les adolescents pour leur éviter la prison, dit Sara Rose. Les victimes peuvent ne pas aimer les voir être interviewées à la radio ou à la télé, ajoute Sara Rose.

Abu-Jamal a lu son discours au téléphone au responsable de la station Prison Radio, qui l'a enregistré. En bruit de fond on entend les sons de la prison tandis qu'il évoque « l'atmosphère unique » et « l'environnement pastoral » de l'université de Goddard où il fit ses études dans les années 1970 et où il terminera sa maîtrise de Lettres par correspondance en 1996.
Dans son discours, Abu-Jamal ne fait aucunement référence à policier Faulkner, au meurtre ou à son propre cas.
Au demeurant, des lois existent déjà pour encadrer le droit d'expression des prisonniers. Ce sont les Son of Sam's laws, par exemple, qui veillent à ce qu'ils ne tirent pas profit de leurs méfaits. Promulguées en premier à New York, ces lois ont été reprises dans de nombreux Etats lorsqu'un tueur en série comme David Berkowitz, a voulu négocier de gros profits avec les éditeurs pour publier son autobiographie. La Cour Suprême des Etats-Unis a cependant abrogé cette loi en 1991, jugeant qu'elle était contraire au 1er Amendement de la Constitution. Quelques textes moins restrictifs subsistent cependant. Plus généralement les tribunaux tranchent en faveur de la liberté d'expression, même s'ils prennent en compte la souffrance des victimes. En 2011, la Cour Suprême a tranché en faveur de Fred Phelps et de son église Baptiste de Wesboro qui ont manifesté à l'enterrement d'un Marine américain (un caporal tué en Iraq) en brandissant des pancartes portant les textes suivants : « Nous remercions Dieu pour la mort de ces soldats en Iraq » et « armée de pédés ». « Le discours de l'église est grossier et répugnant, générant de la souffrance pour la famille » a écrit la Cour Suprême, mais concluant que « la liberté d’expression est protégé par le 1er amendement ». « Il est tout à fait compréhensible que les familles de victimes ne veulent pas entendre la voix ou les commentaires de ceux qui les ont tant fait souffrir » dit Ken Paulson du First Amendment Center. « Mais, selon la loi, nous devons autoriser ce discours afin que soient entendus tous les discours d'une société libre, et c'est ainsi que nous fonctionnons », précise-t-il. Le député Mike Vereb, qui a soutenu la loi devant le Congrès de Pennsylvanie se défend : « Nous ne voulons en aucun cas limiter le droit d'expression de quelqu'un emprisonné. Tout ce que cette loi autorise c'est que la victime puisse saisir le juge. Et ce sera au juge de décider si cela relève ou non du 1er Amendement ».


24 novembre 2014

(*) Beth SCHWARTZAPFEL est une journaliste indépendante de New York qui porte un intérêt particulier au système de justice pénale et aux prisons.

Collectif français de soutien à Mumia Abu-Jamal
rassemblant une centaine d’organisations et de collectivités publiques
43, boulevard de Magenta 75010 Paris / TEL : 01 53 38 99 99 / E MAIL : contact@mumiabujamal.com
MEMBRE DE LA COALITION MONDIALE CONTRE LA PEINE DE MORT
www.mumiabujamal.com

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