« J'ai peur de reprendre le travail. » Philippe Toulouse, délégué CGT à l'Association d'action éducative et
sociale (AAE), rapporte les propos d'un de ses collègues. Le 17 novembre, un éducateur
s'est suicidé.
Le corps de Fabrice Hrycak, 38 ans, père de famille, a été retrouvé au matin sur le pont de Rosendaël à Dunkerque. Philippe
Toulouse raconte :
« Il s'est pendu sur la voie publique : il n'a pas voulu que sa mort passe inaperçue. »
Les salariés ont depuis exercé leur droit de retrait : au-delà du
choc, ils dénoncent leurs mauvaises conditions de travail.
Une altercation avec un jeune
Fabrice Hrycak était éducateur au sein de l'unité Jean-Bart à Dunkerque ; un internat de deux étages pour jeunes de 12
à 18 ans, accueillis dans le cadre d'un placement judiciaire, de la protection de l'enfance ou de l'ordonnance de 1945. Ce type
d'établissement reçoit des adolescents délinquants ou victimes de maltraitance.
Le 8 septembre, il a une altercation avec M., 14 ans, récemment exclu d'un autre établissement et placé depuis trois
semaines à Jean-Bart. M. est signalé comme étant violent. La veille, il a agressé physiquement une éducatrice ; Fabrice Hrycak veut donc s'expliquer avec lui.
M. n'accepte pas la discussion. Il frappe l'éducateur à coups de poings. Pour se dégager, l'éducateur lui donne un coup de
tête et le maintient au sol. Le jeune n'aura aucune séquelle. Ses parents, qui envisageaient un temps de porter plainte et de « casser la gueule de l'éducateur » (selon les menaces
proférées par le père) viennent discuter avec l'équipe. Et finalement, renoncent à leur plainte.
Fabrice Hrycak, lui, s'en tire avec deux côtes cassées. Il s'en était déjà fêlé une suite à une précédente altercation avec
un autre jeune, le 2 juin.
Licencié pour faute grave
Philippe Toulouse, secrétaire du Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), raconte la
suite :
« Plutôt que de soutenir le salarié, la direction l'a enfoncé. L'Association a refusé de porter plainte contre le
jeune en son nom et de déclarer [Fabrice Hrycak] en accident de travail. »
Le CHSCT est informé de l'accident par une lettre de licenciement « pour faute grave », que Fabrice Hrycak a
reçue.
Les salariés le soutiennent. La direction de l'AAE fait finalement marche arrière : elle sanctionne tout de même
l'éducateur d'un avertissement, doublé d'une mutation à Hazebrouck (Nord). A près de 40 km de chez lui, « alors qu'ils savaient qu'il n'avait pas de voiture ».
Légitime défense
Philippe Toulouse explique que Fabrice Hrycak n'aurait pas supporté la sanction signifiant qu'il avait mal fait son
travail. Un collègue de l'unité témoigne :
« Il aimait son boulot. C'était de la légitime défense alors on ne comprenait pas la sanction : quand on se
fait agresser, on doit se laisser frapper ? »
Cet éducateur en poste dans l'unité depuis juin préfère rester anonyme. Il parle de la violence subie à Jean-Bart,
« monnaie courante ». Et pointe le sous-effectif :
« Ailleurs, on est un peu plus nombreux. Ici, on a le sentiment de faire du chiffre. Notre travail ressemble plus à
du gardiennage. Et ça joue : il n'y a pas autant de violence dans les autres structures. »
« Des semaines de 50 à 90 heures »
Philippe Toulouse confirme :
« Pour nous, le problème, ce ne sont pas les jeunes. Ils ont des soucis affectifs, des troubles du
comportement ; c'est notre métier de les gérer. Ce qui a entraîné tout ça, c'est le manque de moyens et une mauvaise réorganisation. »
La restructuration remonte à 2010. En septembre, officiellement. « Dès juin », affirme le délégué CGT. Les 356
salariés de l'Association, créée en 1964 et majoritairement financée par le conseil général, sont regroupés en différents pôles d'activités.
C'est à ce moment, assure Philippe Toulouse, que les problèmes se sont aggravées, avec une traduction immédiate –
« explosion » des arrêts maladie et des accidents.
Le délégué dénonce la pression hiérarchique et la surcharge de travail :
« Les éducateurs sont de plus en plus seuls. Ils encadrent parfois 14 à 16 jeunes, les collègues font 50 à 90 heures
par semaine. C'est de la folie. »
40 000 euros pour « fliquer » les véhicules du personnel
Presque un an avant la mort de Fabrice Hrycak, le CHSCT avait alerté la direction de la « souffrance sur le
terrain ». A l'époque, le Comité demande une expertise suite à la réorganisation : refus de la direction.
Le coût (environ 90 000 euros) était l'une des raisons évoquées par la direction pour justifier son refus. En avril, elle
fait pourtant une grosse dépense avec la mise en place d'un système de géolocalisation « fliquant » les véhicules du personnel. Facture : environ 40 000 euros de
frais fixes.
Selon La Voix du Nord, les onze plus gros salaires de l'Association se
partagent 700 000 euros de rémunération annuelle.
Rue89 n'a pas réussi à joindre l'AAE lundi, tour à tour « en communication » puis « en rendez-vous ».
Idem ce mardi.
La Voix du Nord rapporte les propos de Daniel Lemang. Le président de l'AAE et adjoint au maire PS de Dunkerque reconnaît les dégradations de travail mais pointe le public hébergé,
« de plus en plus dur ». Il promet « davantage d'accompagnement et de soutien ».
Une plainte pour homicide involontaire
A Dunkerque, une marche silencieuse a réuni près de 550 personnes le 21 novembre pour rendre hommage au disparu. « Ta mort ne sera pas
impunie », lit-on sur les banderoles.
Marche silencieuse à Dunkerque pour Fabrice Hrycak, France 3 Nord-Pas-de-Calais
Depuis le suicide de Fabrice Hrycak, plus
aucun dialogue entre la direction et les salariés. Ces derniers exercent toujours leur droit de retrait depuis près de quatorze jours. Dans un communiqué adressé aux éducateurs, le
conseil d'administration de l'AAE leur demande de réintégrer leur poste. Un médiateur a été nommé le 25 novembre.
Ce mardi, la famille de Fabrice Hrycak a porté
plainte pour « homicide involontaire ou par négligence » avant d'envisager une procédure pour faire reconnaître son suicide comme un accident du travail. Leur avocat, David
Brouwer avait rencontré Fabrice Hrycak quinze jours avant son suicide : il voulait contester sa mutation. L'avocat se souvient :
« On sentait quelqu'un à bout. Il vivait la sanction comme une injustice. »