Retraites, les pistes toujours ignorées du financement
Fin officielle de la retraite à 60 ans, augmentation du nombre
d’années cotisées... le gouvernement français, sous la pression des marchés, n’agit que sur un seul levier pour financer les pensions : allonger la durée du travail. De quoi provoquer une
baisse du pouvoir d’achat des retraités, quand il faudrait, au contraire, privilégier d’autres sources de financement. Au-delà de ce constat, c’est toute l’organisation de la société, du mode de
production à la place des seniors, qui est à revoir.
Par Jean-Marie Harribey
Le gouvernement français, fidèle servant de la rente, via notamment
le bouclier fiscal, accélère la réforme des retraites par souci de ne pas effaroucher les marchés. « Le chef de l’Etat entend montrer à ses partenaires européens et aux marchés
financiers qu’il s’attaque au problème de la dette. Tant pis si les retraites ne constituent qu’un aspect partiel du problème : il faut donner un signal et ne surtout pas perdre la note AAA
dont bénéficie encore la France sur les marchés », écrivent Les Echos (1). Le signal en question ? La volonté de faire travailler plus longtemps, sous prétexte
d’allongement de l’espérance de vie (2).
Le slogan est répété à satiété pour empêcher que parvienne aux
oreilles citoyennes un écho contraire. Or, pour rétablir l’équilibre d’un système de retraite quel qu’il soit, trois leviers existent, et non un seul : on peut allonger la durée du travail,
baisser les pensions ou augmenter les cotisations.
Taxer les revenus financiers
comme les salaires
Ce dernier levier a été délibérément écarté par la réforme de
1993 (dite « Balladur », pour les salariés du secteur privé) et celle de 2003 (« Raffarin-Fillon », pour les fonctionnaires). Seuls les deux autres ont été
actionnés : passage de 37,5 ans à 40 ans puis 41 ans de cotisation, indexation des pensions et des salaires servant au calcul de la retraite sur les prix (et non plus sur
l’évolution moyenne des salaires), calcul des retraites du privé sur la base des vingt-cinq au lieu des dix meilleures années, sans oublier la décote par année de cotisation manquante. Il en a
résulté une baisse progressive mais inexorable des pensions de 15 % à 20 %, au fur et à mesure que ces réformes produisaient leurs effets.
A cela rien d’étonnant : près des deux tiers des salariés ne
travaillent plus à 60 ans ; et, avec l’allongement de la durée de cotisation, l’âge moyen auquel on peut faire valoir son droit à la retraite à taux plein se situe entre 61 et
62 ans, alors que celui où l’on sort de l’emploi s’établit à 58,8 ans. Ainsi, le taux de remplacement (c’est-à-dire le niveau de la pension par rapport au dernier salaire) ne peut que
diminuer à long terme. C’était le but recherché pour ne pas augmenter les cotisations vieillesse.
Cette autre voie impliquerait de poser la question en termes de
répartition des revenus, en examinant en parallèle les transformations de la démographie et celles de l’économie. Pourquoi est-elle taboue dans les sphères gouvernementale et patronale ?
Parce qu’elle obligerait à prendre en compte la détérioration considérable de la part des salaires, cotisations comprises, dans la valeur ajoutée au cours des années 1980 et 1990 : plus de
huit points de produit intérieur brut (PIB) — même si l’on fait abstraction du pic de l’évolution de la part salariale dans la valeur ajoutée à la fin des années 1970, la baisse reste très
importante, entre 4 et 5 points de PIB (3). La
classe dominante entend bien conserver son « avantage acquis ».
Aussi l’accent est-il mis sur une prétendue détérioration
démographique qui appellerait d’urgence un nouveau chamboulement du régime de retraite par répartition. Pourtant, à consulter les travaux du Conseil d’orientation des retraites (COR), et
notamment son dernier rapport (4), il n’y a
pas lieu de s’alarmer. En France, les femmes ont, en moyenne, deux enfants, un nombre très proche du taux de renouvellement des générations. Quant à l’espérance de vie à 60 ans, elle augmente de
0,4 trimestre par an, et non pas d’un trimestre, comme le rabâchent tous ceux dont le métier consiste à affoler la population. Le COR n’a donc pas modifié ses hypothèses démographiques. Il
prévoit que l’on passe de 1,8 cotisant pour 1 retraité en 2008 à environ 1,2 en 2050, la dégradation se produisant surtout avant 2030.
Si l’on examine attentivement les scénarios proposés par le Conseil
pour évaluer les besoins de financement à l’horizon 2050, rien ne justifie les cris d’orfraie poussés par presque tous les médias. Le COR actualise ses projections sur 40 ans et prend en
compte l’impact considérable de la crise économique sur les systèmes sociaux. C’est cette crise qui a provoqué la brusque dégradation des comptes sociaux ; ses effets se feront sans doute
sentir durant une bonne partie de la décennie, en particulier parce que le chômage se réduira beaucoup plus lentement qu’il a grimpé. Même si la croissance revenait, à des taux de toute façon
modérés, les entreprises rattraperaient leurs gains potentiels de productivité avant d’embaucher. En 2006 — avant la crise, donc —, le déficit de l’ensemble du système de retraite s’élevait
à 2,2 milliards d’euros. En 2008, il grimpait à 10,9 milliards ; en 2010, il devrait atteindre 32,2 milliards (5).
Très logiquement, le COR étudie trois scénarios possibles (lire
« En Europe aussi »). Exprimés en valeur, les déficits en 2050 varieraient,
selon les hypothèses, de 65 milliards à 115 milliards d’euros. Cumulées jusqu’à cette date, ces sommes représenteraient entre 77 % et 117 % du PIB en 2050 ; mais cette
addition n’a pas grand sens, sauf pour faire peur. Le scénario le plus défavorable ne demanderait qu’une augmentation de 10,4 points de cotisation, lissée sur quarante ans, soit
0,26 point par an (6). Bien entendu, si un mouvement social était capable d’imposer l’annulation des réformes de
1993 et de 2003, l’augmentation atteindrait alors 15 points, soit une hausse de 0,375 point par an.
Comment remettre la discussion concernant les retraites sur les
rails de la raison ? D’abord, en relativisant les résultats de ces projections. Selon le rapport Cotis publié en 2009 (7), les revenus versés par les seules sociétés non financières aux propriétaires du capital et
des terrains sont passés de 3 % à 8 % de leur valeur ajoutée brute de 1982 à 2007, pour atteindre aujourd’hui 76,6 milliards d’euros (8). Ce déplacement de 5 points représente sept à huit fois plus que le déficit de tous les
régimes de retraite enregistré en 2008, année qui sert de référence aux travaux du COR, et deux fois et demie plus que celui prévu pour 2010.
Autrement dit, si l’on appliquait aux revenus financiers et
intérêts distribués le même taux de cotisation vieillesse patronale qu’aux salaires bruts, soit 8,3 % (9), on relèverait les ressources annuelles de 8,7 milliards d’euros.
« Il ne faut pas toucher aux cotisations sociales, déjà
suffisamment élevées », a déclaré, à l’issue de la première journée de
discussions avec les syndicats, le ministre du travail, de la solidarité et de la fonction publique Eric Woerth — reprenant ainsi l’injonction maintes fois répétée de la présidente du Mouvement
des entreprises de France (Medef), Laurence Parisot, qui invite également à « briser le tabou symbolique des 60 ans (10) ». Patronat et gouvernement considèrent donc comme intangible la répartition des revenus qui s’est imposée depuis presque trente ans,
consubstantielle à la financiarisation de l’économie mondiale et donc, in fine, à l’exacerbation des contradictions qui ont mené à la crise.
L’argument le plus fréquemment avancé concerne le risque d’une
perte de compétitivité. Or l’élargissement de l’assiette des cotisations que constituerait un prélèvement sur les dividendes et autres profits distribués n’a aucune incidence sur les coûts (et
donc sur la compétitivité), puisque ce sont les dividendes qu’on pourrait appeler « nets », par analogie avec les salaires nets, qui seraient amputés, et non la capacité
d’investissement.
Tout cela explique le blocage du débat autour de la prétendue
« solution unique » : faire travailler les salariés plus longtemps. Malgré ce verrouillage, auquel participe une large partie des médias, émerge dans la société un sentiment de
tromperie. En témoigne le succès de l’appel « Faire entendre les exigences citoyennes sur les retraites », lancé par Attac et la Fondation Copernic (11).
Faire reculer le productivisme
Peu à peu, l’idée de « faire cotiser les profits »
progresse, de même que celle de soumettre à cotisation tous les revenus qui en sont exonérés, comme l’intéressement, la participation ou les rémunérations sous forme d’épargne salariale. Elle
fait écho au ressentiment né d’une crise dont les classes possédantes et leurs institutions financières, après avoir été sauvées par les fonds publics, entendent aujourd’hui présenter la facture
aux salariés et aux retraités.
Sans doute inquiet de la montée de cette animosité, M. Nicolas
Sarkozy a annoncé qu’une taxation des revenus du capital serait envisagée. Tout indique que cet effort ne sera pas à la hauteur de la prétendue catastrophe annoncée : à peine quelques
milliards d’euros, alors qu’on nous parle de dizaines de milliards d’euros de déficit à combler, voire de 100 milliards en 2050 !
Pendant ce temps, une nouvelle petite musique se fait
entendre : « Le niveau de vie des retraités d’aujourd’hui est supérieur à celui des actifs », déclare Olivier Ferrand, président de la fondation Terra
Nova (12). Il conviendrait donc que les retraités financent les retraites... Ces affirmations se heurtent à deux objections. D’une
part, elles reposent sur un amalgame entre les pensions de retraite issues du système collectif et les revenus du patrimoine additionnels perçus par la seule fraction des retraités aisés. Le COR
nous apprend que les retraités perçoivent deux fois plus de revenus du patrimoine par unité de consommation que les actifs. Ainsi le niveau des retraites représente en moyenne 85 % du revenu
moyen des actifs si l’on exclut les revenus du patrimoine, et 98 % si on les inclut. Au total, « le niveau de vie relatif des retraités par rapport aux actifs (y compris revenus du
patrimoine) est proche de 1 (13). »
D’autre part, faire financer les retraites par les retraités n’a
aucun sens, puisque ceux-ci demeurent toujours à la charge des actifs. En revanche, leurs pensions en seraient diminuées. Le propos ne sert en réalité qu’à masquer la proposition de fond :
« Il faudra, de 2020 à 2050, allonger la durée de cotisation », expliquent tour à tour Manuel Valls, Olivier Ferrand, François Hollande, Marisol Touraine et Martine
Aubry (14).
Cependant, il serait erroné de circonscrire la discussion à une
question purement financière. Les retraites révèlent de multiples enjeux de civilisation. Le premier tient à la solidarité — entre les générations, la plus souvent évoquée, mais aussi entre les
groupes sociaux. Toutes les réformes menées jusqu’à présent et celles qui sont projetées visent à renforcer la « contributivité », c’est-à-dire à rapprocher le plus possible les
cotisations versées des pensions reçues par chacun, introduisant une logique individualiste qui serait encore aggravée par le passage à un système par points ou par comptes
notionnels (15). Il ne
restera plus alors, malgré la débâcle des fonds de pension, qu’à réinstaller un discours de propagande en faveur de la capitalisation pour compléter la répartition.
Un deuxième enjeu porte sur la place des seniors dans la société.
Les obliger à travailler quasiment jusqu’à ce que mort s’ensuive reviendrait à nier l’immense utilité de leur participation à la vie collective, en dehors du système de valorisation marchande.
Au-delà, c’est la place du travail lui-même qui est en question. Refuser de travailler toujours plus par semaine, toujours plus longtemps sur l’ensemble de la vie, participe de la quête séculaire
de l’émancipation. En termes philosophiques, cela signifie faire reculer l’asservissement à un travail aliéné et se réapproprier son temps de vie. En termes économiques, utiliser des gains de
productivité pour améliorer la qualité de la vie.
A travers les finalités du travail se dégage enfin un troisième
enjeu qui n’est pas le moindre, celui des objectifs de la production, c’est-à-dire celui du mode de développement. Destiner les gains de productivité à la réduction du temps de travail va à
l’encontre du productivisme inhérent à l’accumulation infinie du capital. Il en résulte qu’il ne faut pas prendre pour argent comptant (!) les hypothèses de croissance du COR, car la critique
doit aussi porter sur la manière dont on obtient les gains de productivité.
La bataille pour conserver et améliorer un système de retraites
solidaire dépasse largement son enjeu direct. La finance ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui a décidé la mise à mort de ce symbole. Elle a raison : derrière les retraites, c’est une conception
de la vie qui est en cause.
Jean-Marie Harribey.
(1) Cécile Cornudet,
« La réforme
multifonctions de Nicolas Sarkozy », Les Echos, Paris, 13 avril 2010.
(2) Cf. le
« Document d’orientation sur la réforme des retraites », remis aux syndicats et au patronat le 16 mai 2010.
(3) Cf. Michel
Husson, « Le partage de la valeur ajoutée en Europe », à paraître dans La Revue de l’IRES, Noisy-le-Grand.
(4) COR,
« Retraites : perspectives actualisées à moyen et long terme en vue du rendez-vous de 2010 », Paris, avril 2010.
(5) COR, op.
cit., p. 18 et 20.
(6) COR, op.
cit., p. 24 et 88.
(7) Jean-Philippe Cotis,
« Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunération en France », Institut national de la
statistique et des études économiques (Insee), Paris, 2009.
(8) Auxquels s’ajoutent
environ 3 % de leur valeur ajoutée brute sous forme d’intérêts nets versés.
(9) C’est le taux
appliqué dans le régime général sous plafond de la Sécurité sociale.
(10) Déclaration au
« Grand Jury RTL - LCI - Le Figaro », 11 avril 2010.
(11) www.exigences-citoyennes-retraites.net
(12) Le Monde,
mai 2010.
(13) Secrétariat
général du COR, « Niveaux de vie comparés des retraités et des actifs : évolutions récentes », document de travail n° 2, 21 octobre 2009.
(14)
Respectivement : France Soir, Paris, 4 février 2010 ; Le Monde, 9 mai 2010 ; « C politique », France 5, 25 avril 2010 ;
Capital.fr, 12 mai 2010 ; France Inter, 19 mai 2010.
(15) Cf. le
rapport du COR, « Retraites : annuités, points ou comptes notionnels ? Options et modalités techniques », janvier 2010.